Réponse à la "Lettre d'un enseignant écoeuré" (Le Nouvel Observateur, 20/05/2011)

Une collègue m'a signalé la publication le 20 de ce mois, sur le site du Nouvel Observateur, d'une "Lettre d'un enseignant écoeuré" signée de Jean d'Agnan, professeur de lycée.

La plus grande partie de cette lettre est consacrée au bilan "absolument catastrophique" des groupes de compétences, qui ont été imposés aux enseignants de langues de cet établissement par l'inspection et l'administration.


Toute cette partie me paraît personnellement tout à fait convaincante quant aux effets pervers aussi bien de la conception de ces groupes de compétences, que de la manière dont ils ont été imposés par la hiérarchie dans la plus pure tradition bureaucratique de l'Éducation nationale française.

 

Elle me paraît d'autant plus convaincante qu'elle recoupe sur plusieurs points les critiques a priori que j'ai faites de ce dispositif dans mon article "A propos des 'groupes de compétences'", rédigé en janvier 2010. La lettre de ce collègue est donc à verser dans un dossier que l'on pourrait intituler "Chronique d'une catastrophe annoncée"…


Je souhaite réagir ici uniquement sur les quelques lignes de cette lettre concernant la perspective actionnelle. Je me permets de les retranscrire textuellement ci-dessous :


L'approche actionnelle, qui vise à faire travailler les élèves dans l'optique unique et sous le seul prétexte de la réalisation d'une tâche finale, [aux dépens] de tout ce qui n'est pas immédiatement utile et nécessaire à celle-ci, va dans le même sens. En dépit de ses vertus lorsqu'elle est ponctuelle, sa préconisation absolue et systématique pose la question de l'apprentissage comme étant sa propre finalité. Faut-il étudier ou apprendre quelque chose si cela ne trouve pas son utilité ou son application immédiate ? Les tenants de la perspective actionnelle semblent répondre par la négative.


Les idées exprimées dans ce passage reposent à mon avis sur trois confusions. En effet :


1) Il n'y a pas de lien structurel entre l'approche ou la perspective actionnelle (PA) et les groupes de compétences. La PA est ainsi mise en œuvre depuis plus de 5 ans en FLE sans que l'on ait jamais pensé, à ma connaissance, à y ajouter ce genre d'usine à gaz.


2) Il n'y a pas de lien structurel entre la perspective actionnelle et une tâche finale dont la réalisation serait "l'optique unique" et "le seul prétexte" du travail de l'élève. La PA propose un agir (qui peut être plus ou moins complexe, et on peut parfaitement imaginer plusieurs tâches qui soient des variantes de la même action) en tant que nouveau principe de cohérence de l'unité didactique, après d'autres principes qui se sont succédé dans le passé : un point de grammaire, un centre d'intérêt lexical, un document ou un thème culturel, une situation de communication. Mais cette unité didactique ainsi construite à partir d'une nouvelle cohérence (une tâche) continue à regrouper des domaines d'activité variés qui restent les mêmes que précédemment : découverte de la culture, réflexion sur la langue, travail sur les différentes composantes de l'activité langagière (CE/CO/EE/EO). Cf. sur ce point mes articles 2004c ou 2005a.


3) Je dois avouer que je ne suis pas sûr d'avoir compris le passage "sa préconisation absolue et systématique pose la question de l'apprentissage comme étant sa propre finalité".


- Si cela veut dire que l'apprentissage scolaire n'a pas à se justifier par une quelconque utilité immédiate, c'est là un bien curieux argument, et très dévalorisant pour les enseignants, qui n'auraient à justifier leur enseignement aux yeux de leurs élèves que par le seul fait qu'il leur est imposé comme une des disciplines scolaires. Les enseignants de langues (et leurs associations, comme l'APLV) ont toujours affirmé, au contraire, que l'apprentissage d'une langue étrangère servait à découvrir une autre culture, à mieux comprendre ainsi la sienne et à s'ouvrir à toutes, à mieux comprendre le fonctionnement de leur propre langue en découvrant une autre, etc. Or ce sont là des utilités aussi concrètes qu'"immédiates". Ce qui manque aux élèves, ce qui peut leur permettre de se mobiliser, c'est de trouver un sens à leur apprentissage, en d'autres termes qu'ils en voient l'"utilité", et ce n'est sûrement pas avec le vieil argument d'une éducation humaniste qui serait noble parce que "gratuite" qu'on parviendra à les motiver !


- Mais le collègue reprend peut-être l'ancienne critique d'une conception dite "utilitariste" de l'enseignement-apprentissage scolaire des langues, cette critique qui, appliquée à l'approche communicative, développait l'idée que les enseignants de langues ont autre chose ou mieux à faire qu'à enseigner à leurs élèves à demander leur chemin sur un trottoir, un café dans un bar ou la note dans un hôtel.

 

Je dois dire que j'ai du mal à comprendre le report de cette critique sur la PA. La "tâche finale" peut consister tout aussi bien à réaliser une production littéraire, un article comparant des traditions culturelles, etc. Et il me semblerait quand même osé d'accuser d'"utilitariste" la pédagogie du projet, qui est la forme la plus adéquate de la mise en œuvre de la PA dans le système scolaire !


Si la PA est mise en œuvre de manière "absolue et systématique", elle ne peut qu'avoir des effets pervers : j'ai souvent dit et écrit que la seule méthode mauvaise est la méthode unique. Mais ce n'est pas la PA en soi qu'il faut condamner, c'est sa mise en œuvre, en l'occurrence l'autoritarisme de son imposition, le dogmatisme de sa conception, ... et les effets pervers de ces "groupes de compétences" qu'on lui ajoute.


À se tromper ainsi de cible, cette lettre risque de renforcer chez certains lecteurs du Nouvel Observateur l'image d'enseignants refusant toute innovation. Cette lettre se trompe aussi de destinataire : elle devrait être adressée, sous forme de lettre ouverte, à l'inspection des langues et au ministre de l'Éducation nationale. Cette lettre se trompe enfin d'expéditeur : elle devrait être collectivement signée de tous ces enseignants qui y sont dits unanimes dans leurs constatations et leurs dénonciations. Si du moins l'auteur veut, pour que sa lettre puisse avoir une certaine utilité immédiate, l'intégrer dans une perspective actionnelle...


Il n'est pas encore trop tard pour le faire.


Christian Puren

24 mai 2011