À propos de la sempiternelle polémique entre "méthode syllabique" et "méthode globale" dans l'enseignement-apprentissage de la lecture à l'école primaire

Dans une note de son "Expresso" du 18 novembre dernier, le Café Pédagogique signalait la publication d'un "Rapport de recherche" sur la lecture au cours préparatoire (élèves de 6-8 ans) publié par un laboratoire de Université de Versailles (St-Quentin-en-Yvelines), qui concluait:

Ce sont les classes dans lesquelles l’apprentissage est résolument centré sur le déchiffrage, considéré comme la clé de l’accès au sens, et organise son étude de façon progressive et systématique, l’élève pouvant déchiffrer de façon autonome tout ce qu’on lui propose à lire, sans recours à la lecture devinette, qui obtiennent des résultats dont la supériorité est statistiquement bien établie. (p. 30)

 

Ce rapport réactivait ainsi une de ces polémiques interminables dont nous avons le secret, en France, entre la méthode syllabique et la méthode globale pour l'enseignement-apprentissage de la lecture en langue maternelle dans l'enseignement primaire.

 

Dans l'Expresso du 3 janvier 2014, le Café pédagogique donne à nouveau suite à cette polémique en signalant la réaction de Roland Goigoux, professeur à l'université de Clermont-Ferrand, au Rapport de recherche cité ci-dessus, réaction publiée dans une tribune du journal Le Monde en date du 31 décembre 2013.

 

Roland Goigoux signale que l'une des enquêtes sur lesquelles s'appuie cette recherche

(1) révèle tout d’abord que, malgré les injonctions passées, seuls 4% des enseignants de cours préparatoire travaillant en zone d’Éducation prioritaire utilisent une méthode syllabique pure. Tous les autres utilisent des approches que les sociologues réunissent sans distinction sous le vocable de « mixtes » alors qu’elles combinent de manière très variable les apprentissages du déchiffrage, de l’écriture, du vocabulaire, de la compréhension de textes écrits lus par l’enseignant... Bref une vaste palette de dégradés de gris, là où on voudrait faire croire à une opposition binaire entre noir et blanc.

 

Et il écrit, se référant à ses propres recherches en cours :

(2) Nous ne proposons pas d’innovation dont nous chercherions à montrer la supériorité, nous nous efforçons seulement d’identifier les pratiques qui s’avèrent les plus efficaces et les plus équitables. Nous faisons l’hypothèse que celles-ci présentent des caractéristiques communes qui ne coïncident pas avec les typologies archaïques (« mixte » versus « syllabique ») et que plusieurs configurations de variables didactiques peuvent aboutir à des apprentissages similaires. En effet, si aucune étude comparative des « méthodes » de lecture n’a permis d’établir la supériorité de tel dispositif sur tel autre, ce n’est pas parce que toutes les pratiques se valent mais parce que la variable "méthode", trop grossière et mal définie, n’est pas une variable pertinente pour une telle recherche.

 

Il se trouve que la "méthode syllabique" et la "méthode globale" correspondent à l'application, à l'enseignement initial de la lecture aux enfants, respectivement de ce que j'appelle la  "méthode analytique"  et la "méthode synthétique" dans mon "Tableau des oppositions méthodologiques fondamentales", élaboré à partir d'une analyse comparée des méthodologies constituées en didactique des langues.

 

Dans le premier passage (1) cité ci-dessus, je ne peux qu'être d'accord avec Roland Goigoux et les sociologues auxquels il fait appel : les méthodes analytique et synthétique fonctionnent en effet de manière à la fois opposée et complémentaire. La question n'est pas de savoir quelle est la meilleure, mais comment les articuler l'une à l'autre (i.e. les faire se succéder chronologiquement en fonction des élèves, des objectifs, des tâches et autres paramètres du dispositif d'enseignement). C'est aussi le cas de toutes les autres couples de méthodes : transmissive et active, déductive et inductive, onomasiologique et sémasiologique, conceptualisatrice et répétitive, applicatrice et imitative, compréhensive et expressive, écrite et orale, pour me limiter aux couples de mon tableau qui me semblent intuitivement pertinents pour cet enseignement-apprentissage de la lecture. 

 

- Lorsqu'il dit, dans le second passage (2) cité, que la "variable méthode" n'est pas pertinente, je peux encore le suivre à la limite, du moins s'il se réfère au seul couple méthode syllabique versus méthode globale. Même si, comme il serait logique, il devrait prendre en compte le fait que si l'on considère ces deux méthodes opposées comme étant aussi complémentaires, elles permettent déjà des séquences de classe très variées, si on les articule de manière différente dans des micro-séquences successives:

 

1. synthétique -> 2. analytique -> 3. analytique -> synthétique -> etc.

2. analytique -> synthétique -> analytique -> analytique -> etc.

Etc., etc.

 

La variation peut en effet porter non seulement sur l'ordre de ces micro-séquences, mais sur l'importance (en termes de temps passé et/ou de contenus abordés) qu'on accorde à chacune de ces micro-séquences.

 

Ce n'est pas là une simple spéculation de ma part: dans mon Histoire des méthodologies de l'enseignement des langues, chapitre 1.4, pp. 42 sqq., j'ai montré comment la méthodologie "traditionnelle" avait ainsi pu donner lieu au cours du XIXe siècle à quatre formes différentes de mise en oeuvre simplement à partir des deux éléments de son noyau dur méthodologique, "grammaire" (méthode conceptualisatrice) et "traduction" (méthode indirecte), en jouant sur leur importance plus ou moins grande (représentée ci-dessous par l'écriture de l'élément en minuscules ou en majuscules) et sur leurs places respectives dans la séquence d'enseignement :

 

1) GRAMMAIRE -> traduction

2) traduction -> GRAMMAIRE, 

3) grammaire -> TRADUCTION

4) TRADUCTION -> grammaire

 

Si les méthodologues de l'époque avaient fait intervenir l'opposition méthode transmissive / méthode active pour les combiner avec ces éléments (mais ils ne pouvaient pas y penser, la pédagogie de l'époque privilégiant massivement la transmission), le nombre de séquences différentes envisageables se serait accru considérablement : 16 articulations-combinaisons différentes sont en effet mathématiquement possibles alors sans remettre en cause le noyau dur méthodologique grammaire-traduction. Dans le cas de l'enseignement de la lecture, le simple jeu sur cette seconde variable méthodologique fait exploser le nombre possible de séquences différentes :

 

1) 1. synthétique + active -> 2. analytique + transmissive -> 3. analytique + active -> etc.

2) 1. analytique + active -> 2. synthétique + active -> 3. analytique + transmissive -> 4. synthétique + active -> etc.

Etc. etc.

 

Ce type de combinaisons-articulations appliquées à l'ensemble des oppositions méthodologiques (celui de mon tableau des oppositions méthodologiques fondamentales cité plus haut) fournit un macro-modèle théorique capable a priori de décrire, à ce niveau méthodologique bien entendu, toutes les pratiques concrètes d'enseignement-apprentissage imaginables. Je renvoie au Dossier n° 2, "La perspective méthodologique", de mon cours en ligne "La DLC comme domaine de recherche", plus précisément aux exemples d'"analyses micro-méthodologiques" qui l'on trouvera au chapitre 4, pp. 14 sqq., ainsi qu'au corrigé des tâches qui y sont proposées.

 

Si l'on entend l'expression "variable méthode" dans le sens de "variable méthodologique" (i.e. concernant toutes les méthodes), je ne suis donc plus du tout d'accord avec Roland Goigoux: c'est certainement, contrairement à ce qu'il dit , une variable pertinente, parce qu'elle n'est pas "grossière" mais très complexe, et qu'elle permet de décrire très précisément les pratiques effectives non seulement telles qu'elles peuvent être programmées par les enseignants, mais telles qu'ils les adaptent ensuite en temps réel en classe.

 

Mon accord le plus résolu va finalement à un lecteur du Café Pédagogique, "Ricky", qui réagissait déjà à l'information du 18 novembre 2013 en trouvant "incroyable" qu'un site spécialisé comme le Café pédagogique se fasse à nouveau l'écho de cette polémique aussi récurrente qu'inutile :

Pourquoi ne pas préciser qu'aucun enseignant n'enseigne la lecture de manière uniquement globale ou syllabique, et que c'est un faux débat puisque tout bon lecteur a forcément besoin de lecture globale ET de lecture syllabique ?

 

Les seules questions valables, effectivement, lorsque l'on parle de méthodologie, sont de savoir quand, comment et pourquoi articuler telle méthode et la méthode opposée... en combinant l'une et l'autre à quelles autres parmi toutes celles disponibles.

 

Christian Puren