Le "savoir-y-faire", "savoir-être" de la perpective actionnelle


J'ai eu l'occasion, dans mon ouvrage intitulé Le travail d’élaboration conceptuelle dans la recherche en DLC. L’exemple de l'approche par compétences et de la perspective actionnelle (2016g, 1e éd. numérique sept. 2016, 80 p.), de reprendre les critiques de plus en plus fréquentes adressées à la notion de "savoir-être", en proposant à la place la notion de "savoir-y-faire" déjà utilisée par certains auteurs, mais de façon ponctuelle ; par exemple par Guy LE BOTERF dans l'un de ses ouvrages les plus connus : De la compétence. Essai sur un attracteur étrange, Paris : Les Éditions d’Organisation, 1994, 176 p. [1e éd. 1994].

 

Je reprends ci-dessous les différents passages en question de cet ouvrage de 2016(g), en ajoutant (en caractères droits) quelques précisions ici nécessaires :

 

[Le "savoir-y-faire", ce sont] les manières de faire (attitudes, comportements, modes opératoires) pertinentes et efficaces en fonction de l’environnement (ou pour le faire évoluer) ; de cet environnement font partie les autres personnes impliquées dans l’action ou concernées par l’action, que ce soit en tant que commanditaires (si l’action a été sollicitée par d’autres), co-acteurs (si l’action est collective) ou destinataires (ceux que vise l’action). Pour « s’adresser à un auditoire », il s’agit, dans l’échelle de compétences proposée par les auteurs du CECRL pour évaluer la partie de la compétence de communication nécessaire à la réalisation de l’action langagière « s’adresser à un auditoire » (p. 50), de savoir faire preuve d’assurance (« avec assurance »), de savoir se mettre à la portée de son public (cf. « un auditoire pour qui [le sujet] n’est pas familier »), de savoir s’adapter à ses besoins (« avec souplesse […] pour répondre aux besoins de cet auditoire », ainsi que de savoir garder son calme et de savoir gérer l’agressivité (« peut gérer un questionnement difficile, voire hostile »).

 

L’adverbe de lieu « y », dans l’expression « savoir-y-faire », renvoie précisément à l’environnement, en l’occurrence à la situation d’action. La caractéristique de l’environnement d’une action complexe, dont le modèle est le projet ((qui est pour cette raison l'action de référence de la perspective actionnelle)), est non seulement que les différents acteurs impliqués font partie de leur environnement, mais que leur action elle-même crée progressivement son propre environnement, celui de l’ensemble des tâches qui la constituent, et qui sont tout à la fois les tâches déjà réalisées, en cours, et planifiées pour la suite : la gestion complexe de cet environnement à la fois externe et interne demande un mode d’action particulière, de « conduite de projet », que l’on appelle en entreprise la « démarche projet ». Le « savoir-y-faire » n’est donc pas seulement, comme l’écrit G. LE BOTERF (1994, cité supra) « savoir se conduire [vis-à-vis des autres] », mais aussi « savoir conduire [son action] ».

 

Cette conception large du "savoir-y-faire" me semble correspondre, chez l’acteur social, à l’ensemble de ce que J. Tardif appelle dans son ouvrage de 2006 (L'évaluation des compétences. Documenter le parcours de développement, Montréal [Québec] : Chenelière Éducation, 2006, 363 p.), les "ressources internes" de la compétence, c'est-à-dire du "savoir-agir": les "attitudes", les "valeurs" et les "schèmes d'action" (voir son schéma de la p. 16 reproduit dans PUREN 2016g, p. 48).

 

Dans mon texte de 2016, je note d'ailleurs que les auteurs du CECRL, définissent par extension le savoir-être, au chapitre 5.1.3, par une longue liste de composantes telles que les attitudes, motivation, éthiques, croyances, styles cognitifs et - ce qui est le plus critiquable - les "traits de la personnalité" (pp. 84-85), mais qu'ils le limitent aux seules "attitudes" dans les contextes où il s'agit d'ajouter aux savoirs et savoir-faire la troisième "composante" de la compétence (p. 4, 5, 21 et 104 : cf. les passages correspondants cités PUREN 2016g, p. 68).

 

Je reprends cette conception du "savoir-y-faire" dans la définition que je propose de cette notion dans le glossaire du "Champ sémantique de l'agir en DLC" (Document 013, version d'octobre 2016, p. 8), et dans un article intitulé "Pédagogie de l'intégration et intégration didactique dans l'enseignement des langues : un exemple de conflit interdisciplinaire", à paraître dans le n° 72, avril 2018, de la revue Travaux de Didactique du Français Langue Etrangère (TDFLE). Je signale en outre dans cet article que les experts de l'enquête PISA ont une conception de cette troisième composante du savoir-agir qui est assez proche, et qui gagnerait à être précisée dans leur cadre conceptuel :

 

Le savoir-y-faire, c’est le savoir-faire en situation, c’est-à-dire l’équivalent pour la situation d’action de ce qu’est pour la situation de communication la composante socioculturelle de la compétence communicative. [...] La notion de « savoir-y-faire » ainsi conçue, limitée aux attitudes et comportements, c’est-à-dire aux seules manières de faire observables et évaluables tant d’un point de vue technique que d’un point de vue éthique, permettrait de faire un peu le tri et de mettre un peu de cohérence dans les diverses notions que les auteurs des Cadres d’évaluation et d’analyse des différentes enquêtes PISA ajoutent parfois aux savoirs et savoir-faire sans jamais utiliser la notion de « savoir-être », à savoir les « attitudes, intérêts, habitudes, comportements » (PISA 2009, p. 22), les « valeurs, motivations et attitudes » (PISA 2009, p. 118 et PISA 2012, p. 104 et pp. 130-131), les « attitudes » (PISA 2015, p. 19).

 

Deux remarques complémentaires, pour le présent billet de Blog-Notes :

 

1) Le "y" du savoir-y-faire, qui renvoie à l'importance de l'environnement dans une conception complexe de l'action complexe, correspond à ce qu'Edgar MORIN appelle dans son ouvrage de 1990 (Science avec conscience, Paris : Seuil, nouv. éd., 320 p.), p. 109, l'"écologie de l'action" (cf., dans mon Essai sur l'éclectisme, 1994e, la note 230 p. 125).

 

2) Denis CRISTOL, Directeur de l'ingénierie et des dispositifs de formation du CNFPT, Centre National de la Fonction Publique Territoriale, et Chercheur associé au CREF, Centre de recherches en éducation et formation de l'Université Paris Nanterre a publié en 2017, sur le site Thot cursus, un article intéressant intitulé "Et si on essayait les compétences floues ?"
(création 2/04/2017, mise à jour 22/06/2017, dernière consultation 2701/2018).

 

L'une des idées qu'il y développe, et qui n'est pas nouvelle, c'est que dans le monde professionnel, le travail est devenu si complexe qu'il ne peut plus être réalisé de manière mécanique mais qu'il exige une adaptation constante à l'environnement, c'est-à- dire de la compétence. Comme l'écrit LE BOTERF : "Être compétent, c'est de plus en plus être capable de gérer des situations complexes et instables" (Construire les compétences individuelles et collectives, Paris : Eyrolles-Éditions d'Organisation, 1e éd. 2000, p. 53).

 

J'y ai noté aussi les deux idées suivantes, plus originales il me semble :

 

1) C’est certainement aussi parce que la part de travail invisible a pris de l’ampleur dans le monde immatériel des services que les interprétations subjectives se renforcent. Les événements, les singularités individuelles, les demandes "sur mesure" augmentent les incertitudes sur la production de prestation. [...] Les régulations à opérer pour mener à bien une tâche semblent dépendre tout autant des situations que des caractéristiques individuelles. Il faut "y mettre de sa personne" pour répondre à une variété de demandes que chaque demandeur de service souhaite à sa mesure. Le service est fait de rapports humains.

 

Le savoir-y-faire, c'est précisément ce "savoir y mettre de sa personne".

 

2) C'est parce que la description des activités humaines est vaste en particulier lorsqu’il s’agit d’évoquer les interactions  qu’on peut qualifier les compétences pour y faire face de floues".

 

Ces compétences, qui correspondent aux "savoir-y-faire", vont en effet dépendre (a) des situations et des individus, et (b) des enjeux spécifiques suivant la perspective de l'auteur de la définition de ce savoir-agir :

 

Choisir l’objet d’analyse évite de mélanger une description de tâche pertinente, un ressenti subjectif ou une disposition interne pour se repérer dans l’action, un trait de caractère pour un recruteur, la construction d’un indicateur mesurable pour un évaluateur.

 

Comme j'ai déjà eu l'occasion de le noter, la composante dite socioculturelle ou sociolinguistique de la compétence de communication fait partie du "savoir-y-faire" d'usage en situation de communication. Dans l'apprentissage d'une langue-culture, font partie du "savoir-y-faire" les "stratégies socio-affectives" telles que les décrit Paul CYR dans Les stratégies d’apprentissage (Paris : CLE international, 1998 [1e éd. 1996], dans la mesure où elles "impliquent une interaction avec les autres (locuteurs natifs, enseignant ou pairs) en vue de favoriser l’appropriation de la langue cible ainsi que le contrôle ou la gestion de la dimension affective personnelle accompagnant l’apprentissage."

 

Pour conclure ce billet, je ne peux que reprendre l'appel à des recherches en DLC développant cette notion de savoir-y-faire tel que je lançais de manière encore très peu construite, au moyen d'une liste de quelques idées immédiates, dans mon ouvrage 2016g (p. 69) :

 

Cette notion de « savoir-y-faire » attend elle aussi ses chercheurs en DLC, et ils devront l’appliquer tant à l’agir d’usage qu’à l’agir d’apprentissage. Voici, en commençant par le passage ci-dessus du Cadre, les quelques idées que j’ai pour l’instant sur la question, qui ne se révèleront peut-être pas toutes pertinentes :


1) Le « savoir-y-faire » [...] sont les manières de faire (attitudes et comportements) pertinentes et efficaces vis-à-vis des autres personnes impliquées dans l’action ou concernées par l’action, que ce soit en tant que commanditaires (si l’action a été sollicitée par d’autres), co-acteurs (si l’action est collective) ou destinataires (ceux que vise l’action).
2) Le savoir-y-faire mobilise effectivement des ressources cognitives, qui sont toutes celles nécessaires pour parvenir à ce que l’on appelle « l’intelligence de la situation » et « l’intelligence de la tâche ».
3) Les ressources affectives sont elles aussi mobilisées dans le savoir-y-faire : elles sont en effet indispensables au choix et au maintien d’attitudes et de comportements pertinents et efficaces.
4) Par contre, les ressources volitives n’en font pas partie, si du moins on considère que le « vouloir agir » est distinct du « savoir-agir ». [...]
(5) Le savoir-y-faire mobilise aussi des savoirs et des savoir-faire fournis par les connaissances et l’expérience concernant les cultures d’action, qui sont les cultures d’apprentissage, les cultures d’enseignement et les cultures d’action sociale (celles de l’environnement le plus proche, comme les cultures familiales, jusqu’à celles de l’environnement le plus global, la « culture mondialisée », en passant par les cultures professionnelles, les cultures nationales, etc.).

 

Christian Puren, 02/02/2018