Analyse de la médiation par couples de concepts antagonistes : une application à la "médiation scientifique"


Sur le site The Conversation a été publié le 26 février 2016 un article de Richard-Emmanuel Eastes, "Head of the academic development : University of applied arts and sciences Western Switzerland (HES-SO, Suisse)" intitulé "Peut-on se former à la médiation scientifique ?"  Il m'a semblé intéressant de l'analyser au moyen de la grille d'analyse que j'ai proposée dans mon essai sur la médiation (L'outil médiation en didactique des langues-cultures: balisage notionnel et profilage conceptuel, 2019b). Cette grille est composée de sept couples de concepts antagonistes : objet/ sujet, humain/ non-humain, horizontalité/ verticalité, proximité/ distance, ressemblance/ différence, immédiateté/ durée, réaction/ proaction. En voici les résultats.

 

Deux couples sont fortement mobilisés dans cet article sur la médiation scientifique, verticalité/ horizontalité et objet/ sujet, couples qui sont d'ailleurs naturellement liés entre eux : l'orientation objet entraîne la verticalité de la transmission de haut en bas, du "sachant" à l'apprenant ; l'orientation sujet implique l'horizontalité provoquée par la centration sur l'apprenant :

 

Verticalité/ horizontalité

 

La médiation scientifique [...] est issue de la vulgarisation et en englobe diverses pratiques, mais elle ne se confond pas avec elle. Car contrairement à la vulgarisation, la médiation scientifique n’a pas pour but de transmettre des connaissances complexes à un public plus ou moins considéré comme ignorant.

[...] dans sa version forte et citoyenne, on pourrait dire qu’elle consiste plutôt à "travailler" la place de la science et de la technologie en société : à soumettre ces dernières au débat public, le plus sereinement possible, à croiser les savoirs savants et les savoirs profanes. Jusqu’à permettre parfois d’évaluer la pertinence des politiques publiques en matière de choix technologiques à l’aune des opinions exprimées au sein de la société civile.

[...] Là où la vulgarisation invente des formats qui placent les détenteurs du savoir à transmettre sur un piédestal, la médiation introduit l’usage d’outils participatifs permettant à tout un chacun de construire son savoir savant à partir de son savoir profane.

 

Objet/ sujet

 

Là où la vulgarisation scientifique cherche à nourrir la culture générale en sciences d’un grand public indifférencié dont elle croit parfois évaluer l’ignorance par des sondages portant sur des connaissances spécifiques et anecdotiques, la médiation cherche à développer une culture de science, sur la science. Dans la perspective de conférer à ses publics une autonomie de pensée, et pas une adhésion aveugle à la science et à ses applications.

[...]

C’est ainsi que des associations comme Les Atomes Crochus ou L’île Logique sont allés jusqu’à imaginer des spectacles de clowns de science. [...] Dans une perspective de médiation, avec pour objectif premier de lutter contre l’autocensure de ces mêmes jeunes vis-à-vis de la science et de la technologie, de leur permettre de prendre confiance en leurs capacités à apprendre, à comprendre, à réussir, à entreprendre dans les domaines scientifiques.

 

Ce sont les concepts d'horizontalité et de sujet qui permettent en effet à l'auteur de poursuivre son objectif, dans cet article, qui est d'opposer le plus fortement et clairement possible la médiation scientifique à l'ancienne vulgarisation scientifique.

 

Deux autres couples apparaissent, proximité/ distance et humain/ non-humain :

 

Proximité/ distance

 

La notion de distance apparaît à propos de la formation du médiateur scientifique (l'abandon des "idées reçues spontanées et naïves", tant du public non-scientifique que du public scientifique (concernant ce dernier, pensons à ce qu'implique l'allusion à l'épistémologie ou à la sociologie des sciences); mais on peut penser qu'il s'agira ensuite pour le médiateur de reproduire cette mise à distance dans son travail avec des groupes mêlant les deux publics :

 

En conséquence, la pratique de la médiation scientifique ne peut se passer de la compréhension de la manière dont ses acteurs et interlocuteurs (scientifiques et non-scientifiques réunis) pensent, réagissent, comprennent, apprennent ou produisent des connaissances. Des disciplines comme les sciences de l’apprendre, l’épistémologie ou la sociologie des sciences peuvent dès lors jeter des éclairages particulièrement percutants sur les pratiques des médiatrices et des médiateurs. Elles leur permettent en effet d’abandonner leurs idées reçues spontanées et naïves sur la manière dont leurs publics apprennent et forgent leurs opinions, mais aussi sur la manière dont la connaissance scientifique se construit.

 

La notion de distance apparaît également dans la réflexion du médiateur sur sa propre action de médiation :

 

Mais surtout la médiation nécessite, comme un préalable que nous jugeons indispensable, de s’être interrogé sur les fonctions de cette communication publique de la science, c’est-à-dire sur les besoins sociétaux auxquels elle prétend répondre. (...) Cette réflexion sur notre rôle en tant que médiatrices et médiateurs, et la vérification que nos actions sont bien en adéquation avec nos objectifs, relève de ce que l’on nomme la « réflexivité » de la médiation scientifique.

 

Humain/ non humain

 

La notion de non humain apparaît, même si elle qualifie pas des médiateurs (alors qu'elle aurait pu être aisément mobilisée à propos des dispositifs scientifiques utilisés dans les activités de médiation), mais les agents sociaux pris en compte par le médiateur:

 

[...] la médiation scientifique suppose en deuxième lieu une compréhension fine des relations entre science, politique, économie, société, c’est-à-dire des questions socialement vives liées à la mise en application des sciences. Et donc une compréhension de la société et des agents, humains et non humains, qui la peuplent et l’animent.

 

Réaction/ proaction

 

C'est la réaction qui est mise en avant, sous la forme de la réactivité aux évolutions des enjeux de la médiation. L'auteur considère la médiation scientifique comme... 

 

[...] un métier véritable [...] qui nécessite de perpétuelles mises à jour au gré des évolutions du rapport nature-science-technologie-société.

 

Au vu de cette analyse de la médiation scientifique au moyen de la grille des couples de concepts antagonistes, la réflexion apparaît déjà relativement élaborée en termes de nombre de concepts utilisés : on peut les comparer à mon analyse de la médiation culturelle (cf. 2019b, tableau p. 36), qui bénéficie pourtant d'une bien plus longue expérience historique. Mais l'objectif de l'auteur, qui était d'insister sur les différences entre la vulgarisation et la médiation scientifiques, l'a sans doute empêché de ne pas se contenter d'opposer ces couples de concepts, mais de les mettre en relation dialogique, comme le veut l'épistémologie de la complexité.