La "classe inversée" à l'université comme moyen d'y amorcer le changement pédagogique

A propos d'un article de Sophie BLITMAN sur le site EDUCPROS.fr, "La classe inversée, un véritable bouleversement pédagogique ?"
http://www.letudiant.fr/educpros/actualite/la-classe-inversee-une-veritable-revolution-pedagogique.html (publié le 12/12/2014, dernière consultation le 21/12/2014)

Le site EducPros.fr a publié récemment un article intéressant de Sophie BLITMAN sur la mise en œuvre à l'université de la "classe inversée", dite aussi "pédagogie inversée". Cette pédagogie consiste à mettre à la disposition des étudiants, avant le cours en présentiel, les contenus d'information de ce cours  -  sous forme par exemple de documents, de dossiers, ou encore d'enregistrements audio ou vidéo du cours magistral du professeur - accompagnés de consignes d'activités, de manière à ce que les étudiants travaillent à l'avance ces contenus. Le cours en présentiel peut ainsi porter immédiatement sur la mise en commun des activités préalables ainsi que sur les questions et demandes des étudiants, et déboucher sur des discussions, des activités d'élargissement ou d'approfondissement, etc. Le professeur est de ce fait beaucoup plus disponible, dans ce type de classe, pour des fonctions d'appui au travail autonome des étudiants : conseil, aide et guidage, tant du point de vue des contenus que des modes et méthodes d'apprentissage.

Cet article de Sophie BLITMAN (avec les citations auxquelles elle fait appel) est intéressant non pas tant pour la présentation de ce type de pédagogie, désormais bien connu, mais pour plusieurs autres raisons :

1. Il relève une explication très crédible de l'engouement que cette pédagogie suscite actuellement, à savoir, selon Marcel Lebrun (dans une interview vidéo dont le lien est indiqué), qu'elle se situe "au point de rencontre de plusieurs éléments qu'elle fédère : l'approche compétences, les méthodes actives et le numérique". En d'autres termes, cet attrait s'explique par ce que j'ai appelé, dans un texte de 2009, un phénomène de "convergence" (cf. : "Nouvelle perspective actionnelle et (nouvelles) technologies éducatives: quelles convergences... et quelles divergences ?,

www.christianpuren.com/mes-travaux-liste-et-liens/2009e/).

2. Il pointe le fait que, contrairement à ses détracteurs, cette pédagogie n'enlève pas au professeur la fonction de transmission de connaissances ; mais, comme le dit Jean-Charles Cailliez, il ne s'agit plus désormais pour lui de transmettre du "savoir brut". Cette expression mériterait qu'on en approfondisse la signification : outre un "savoir-faire pratique" correspondant (une capacité à mobiliser et combiner ces savoirs en tant que ressources pour répondre à des questions ou résoudre des problèmes : ce que l'on appelle classiquement une "compétence"), on y trouverait certainement le "savoir-faire théorique" que permet un niveau de maîtrise personnelle de ces connaissances par les étudiants, c'est-à-dire une capacité à manier (sélectionner, relier, hiérarchiser, synthétiser ou au contraire développer, illustrer, approfondir, etc.) et présenter ces savoirs eux-mêmes et pour eux-mêmes de différentes manières. C'est ce "savoir-faire théorique", cette "maîtrise" qui est travaillée - trop implicitement et trop globalement, sans doute - dans les "exposés" des étudiants qui suivent traditionnellement la première partie "magistrale" des cours universitaires, purement transmissive et à la seule charge de l'enseignant.

3. Il pointe aussi le fait qu'à partir du moment où la transmission des "produits" (les connaissances) est assurée en amont du cours, celui-ci peut se concentrer sur les processus d'apprentissage. J.-C Cailliez déclare ainsi : "Il peut m'arriver de noter un étudiant non pas sur sa connaissance d'un mécanisme mais sur sa capacité à aller chercher une information, ou bien à expliquer pourquoi tel schéma est meilleur que tel autre". Il faudra assurément, pour que ce type de pédagogie se généralise, réfléchir sur des modes de prise en compte des processus d'apprentissage qui ne soient pas seulement ponctuels, mais systématiques, ce qui impliquera qu'ils soient explicités et les critères d'évaluation négociés avec les étudiants.

4. On y retrouve les grandes orientations croisées de toute pédagogie moderne, qui est centrée sur le développement des processus d'autonomisation, de responsabilisation et de personnalisation des apprentissages : ce sont déjà les principes défendus depuis longtemps par les pédagogues. Il manque par contre dans ce texte l'idée d'une articulation entre la dimension individuelle et la dimension collective des apprentissages, ainsi que celle d'une nécessaire réflexion sur leurs modes d'articulation : l'auteure de l'article  met en avant le "travail personnel" des étudiants et leur "suivi individualisé", alors que la dimension collective n'apparaît qu'implicitement et au détour de  citations (celles dont je fais état dans le point 5 ci-dessous).

5. Il montre que la classe inversée peut servir d'amorce pour des modifications plus radicales de la pédagogie universitaire, pouvant aboutir à ce que l'une des personnes citées appelle joliment la "classe renversée", depuis la recherche systématique de "liens entre la classe et la société" (ce qui implique que le groupe d'étudiants se mette collectivement en projet) jusqu'à la construction collective de toute l'architecture du cours et de son contenu par les étudiants eux-mêmes (Marcel Lebrun). Je pense que ces développements de la classe inversée amèneront forcément les enseignants d'université à revisiter et recombiner à leur manière les différents grands types de pédagogie qui sont apparus dans l'enseignement scolaire au cours du siècle dernier comme autant de "greffes" nécessaires pour faire vivre la dite "pédagogie active" : la pédagogie de groupe, la pédagogie de projet, la pédagogie du contrat et la pédagogie différenciée.

6. Il cite enfin des enseignants qui se situent clairement dans le paradigme d'"adéquation-addition" que je défends pour ma part depuis longtemps en didactique des langues cultures (cf. par exemple, dans la rubrique "Mes travaux", mes articles 2006g, 2008g, 2001g, 2013j): "Il n'est pas question de renoncer aux cours académiques classiques." "(...) l'efficacité d'une pédagogie réside, notamment, dans sa variété." "(...) l'innovation pédagogique, ce n'est pas tout réinventer, mais voir comment on articule de nouvelles façons de travailler avec de plus anciennes." "Les classes inversées permettent d'aller doucement dans l'évolution. On est pas obligé de faire ça les 14 semaines de cours." "[La pédagogie inversée] n'est pas une méthode révolutionnaire, c'est une méthode évolutionnaire." (Marcel Lebrun).

L'ensemble de ces considérations constitue à mon avis un argumentaire assez convaincant en faveur de mise en œuvre de la "classe inversée" dans les universités : cette mise en œuvre peut parfaitement se limiter au départ chez un enseignant à une modification technique très simple et très limitée du dispositif d'enseignement universitaire le plus représentatif de la "tradition" : elle pourra ne porter, comme le suggère Marcel Lebrun, que sur une seule heure de son cours magistral sur les 14 heures du semestre : pour cette seule heure-là, les contenus auront été transmis préalablement aux étudiants et travaillés individuellement par eux à partir de quelques consignes d'activité. En fonction de l'évaluation, avec les étudiants, de l'ensemble de la séquence (travail préalable + heure de cours), le professeur pourra décider de répéter l'opération, en la modifiant éventuellement, puis lui "greffer" à volonté, de manière souple et progressive, d'autres éléments pédagogiques plus ou moins importants (préparations et exposés par groupes, débats organisés sous différentes formes, insertion de projets avec des objectifs de publication, etc.). Pour reprendre une autre métaphore que j'utilise depuis longtemps, et que j'avais empruntée au jeu de Lego avec ses pièces à emboîter les unes dans les autres (1) : sur la nouvelle "pièce" pédagogique que constitue la classe inversée (et cette première pièce peut être de taille très réduite, comme on vient de le voir), le professeur pourra en emboîter d'autres, pour aboutir à un assemblage plus ou moins important dans ses dimensions et plus ou moins complexe dans sa structure.

 

Cette démarche d'innovation pourra paraître manquer d'ambition, mais elle est sans doute plus réaliste et plus prudente. Elle n'exclut pas qu'au sein d'un département ou d'une université, dans le cadre d'une stratégie globale d'innovation (qui devra être d'autant plus soutenue qu'elle sera étendue dans la durée et progressive), d'autres professeurs s'engagent dans des modifications plus rapides et radicales de leurs pratiques. La métaphore du Lego peut être reprise aussi au niveau de l'ensemble d'une filière universitaire, au sein de laquelle des pédagogies différentes viendraient "'s'imbriquer" les unes dans les autres.
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(1) Cf. le chapitre 3.2.2 « La programmation par "objets méthodologiques" » de mon article intitulé « Psychopédagogie et didactique des langues. À propos d'observation formative des pratiques de classe" (1994d) et  "Configurations didactiques, constructions méthodologiques et objets didactiques en didactique des langues-cultures : perspective historique et situation actuelle" (2012f), en particulier les pages 4-5.