Pour en finir avec la dichotomie théorie-pratique

 

À propos d'un article de Jean-Marie BARBIER, sur le site The conversation, "Pour en finir avec la dichotomie théorie-pratique" (18/10/2017, dernière consultation 12/01/2018)


Jean-Marie BARBIER, ancien professeur à la Chaire UNESCO-CNAM, est un chercheur très connu pour ses recherches et publications sur la formation professionnelle. L'épistémologie qu'il y défend s'applique à mon avis parfaitement à la didactique des langues-cultures (DLC) à partir du moment où on considère celle-ci comme une discipline d'intervention:

 

Le discours fondateur des disciplines a été souvent un discours de désignation en extériorité de leur objet : fait social dans le cas de la sociologie durkheimienne, énoncé dans le cas de la linguistique ouverte par la distinction énoncé/énonciation, comportement observable dans le cas de la psychologie expérimentale béhavioriste etc. Il a été aussi un discours de clôture de cet objet : un fait social peut s’expliquer par d’autres faits sociaux comme un phénomène chimique peut s’expliquer par d’autres phénomènes chimiques.

Un champ de pratiques pose, lui, obligatoirement la question du discours du sujet sur sa propre activité ; il se définit d’abord comme un champ d’intentions de transformation du réel. (je souligne)

"Voies pour la recherche en formation", Éducation et didactique vol 3, n° 3, octobre 2009,  (mise en ligne 01/10/2014, dernière consultation 08/10/2014,

désormais "BARBIER 2009").

C'est logiquement, de ce fait, qu'il met l'accent dans ses travaux :

 

- sur les savoirs produits par l'action elle-même :  c'est le thème principal de "Introduction" à un ouvrage collectif qu'il a dirigé : Savoirs théoriques et savoirs d'action (Paris : PUF, coll. "Pédagogie aujourd'hui", 1e éd. 1996, 305 p.) ; j'ai eu l'occasion, dans mon essai Théorie de la recherche en didactique des langues (2015a, pp. 11-12), d'attirer l'attention sur ces savoirs détenus par les praticiens eux-mêmes, qui légitime dans cette discipline une "approche compréhensible", ou "centration sur les acteurs", constitutive de ce j'appelle une "didactique complexe" (voir aussi 2003b, point 1, p. 2) ;

 

- et sur la dimension vécue de l'action : "la notion même d’action [...] peut être définie comme un ensemble d’activités dotées d’unités de sens et/ou de significations par et pour les acteurs concernés", ce qui fait que "ce que l’on appelle « la pratique » [n'est] le plus souvent que le discours que le sujet tient sur sa propre activité."  (BARBIER 2009)

 

J.-M. BARBIER reprend et développe ses idées fondamentales de manière très  synthétique (un peu trop sans doute, pour les lecteurs qui ne connaissent pas ses travaux...) dans un article récemment publié sur le site The conversation (voir références supra). Il considère que

l’opposition théorie/pratique ne produit pas d’effet de connaissance, cette dichotomie n'étant rien d'autre qu'"une construction discursive à laquelle sont associées des constructions mentales. Elle ne décrit pas, ni n'analyse des activités ; elle les qualifie." [...]

La dichotomie théorie/pratique apparaît dans des contextes qui ont pour enjeu la détermination des positions des sujets/acteurs dans l’engagement de leurs interactivités.

Elle introduit, accompagne, justifie, légitime une distribution sociale et personnelle des rôles et fonctions dans des configurations d’activités : conception, initiative, management, direction, pilotage, ou à l’inverse travail, production, réalisation, opération. [...]

Cette dichotomie s’inscrit dans un paradigme plus général fonctionnant comme une culture sociale de pensée (epistémé chez Foucault) distinguant et hiérarchisant discours/pensée/action. Ce paradigme continue d’être dominant dans les sociétés occidentales et se révèle lié à l’exercice du pouvoir dans les organisations. On peut penser que ce paradigme enferme les professionnels eux-mêmes dans ses catégories : quand ils veulent promouvoir leur « pratique » en la qualifiant, ils le font souvent avec les caractéristiques du langage de la théorie. Les « savoirs professionnels » par exemple sont traités comme des équivalents des savoirs « théoriques », et sont revêtues de qualificatifs en référence à leurs attributs sociaux, faute d’être traités comme des cultures d’activité.

 

L'opposition théorie-pratique fonctionne de la même manière chez les acteurs de la DLC, avec la particularité (qu'elle partage au moins, il me semble, avec les didactiques de toutes disciplines scolaires) que les "théoriciens" revendiquent leur prééminence sur les "praticiens" au titre de leur savoirs théoriques, mais que les "praticiens", à l'inverse, revendiquent leur prééminence sur les "théoriciens" au titre de leurs savoirs pratiques.

 

- En ce qui concerne la théorie, J.-M. BARBIER (2017) écrit très justement:

 

En sciences sociales la théorie est censée « éclairer » la pratique. En sciences physiques, quand la recherche s’occupe de transformation du monde, elle devient une recherche « appliquée ». Nous avons de bonnes raisons de penser que cette hiérarchie de relations causales est une croyance qui accompagne les actions et les légitime. Aucune observation ne peut être convoquée en ce sens. Pas plus que les valeurs, les savoirs ne s’appliquent au sens strict aux actions ; ils supposent autre chose.

 

En DLC, tout au moins, cette "autre chose" nécessaire pour que la théorie puisse avoir une incidence sur l'action d'enseignement, c'est sa transformation en modèles théoriques qui puissent se confronter, sur le terrain, aux modèles praxéologiques : c'est la thèse centrale du "système général de la recherche en DLC" que je propose dans mon essai 2015a. Il n'y pas de relation théorie-pratique possible en DLC - comme sans doute dans toutes les sciences humaines - si l'on n'intercale pas entre elles l'interface indispensable que constitue le modèle.  Sur la notion de modèle, voir les auteurs que je mobilise dans les documents 014 et 015, et dans mon cours "La DLC comme domaine de recherche, la totalité du "Dossier n° 3" : "La perspective didactique 1/4 : "Modèles, théories et paradigmes".

 

C'est la modélisation des pratiques qui doit être l'objectif de ce type de recherche que l'on appelle "recherche-action", pour qu'il ne reste pas enfermé, comme le dénonce justement J.-M. BARBIER 2009, dans cette dichotomie simpliste : 

 

Une idéologie assez répandue dans les milieux de la formation permanente et plus largement dans un certain nombre de milieux professionnels tend d’une part à promouvoir l’« accès » de tous les praticiens à des formes de recherche sur leurs propres pratiques, et d’autre part et dans le même temps à valoriser de fait l’activité discursive théorique, ce qui est une manière de rester enfermé dans le paradigme théorie/pratique.

 

Sir cette question, voir mes propres idées au chapitre 5 de mon cours de méthodologie de la recherche, point 1.5, pp. 24-30).

 

- En ce qui concerne la pratique, les différentes analyses que j'ai pu faire de l'usage du terme de "théorie" dans les écrits des stagiaires et enseignants débutants illustre les effets pervers de cette dichotomie simpliste : relève de la "théorie", pour eux, "tout simplement" tout ce qui n'a pas été pratiqué par eux-mêmes dans leurs propres classes. Dans mon cours intitulé « La DLC comme domaine de recherche ». Dossier 7 : « La perspective didactologique 1/2 : l'épistémologie », chap. 5 : « La relation théorie-pratique en DLC (pp. 8-11), un certain nombre de citations sont proposées, avec en annexe (p. 13) le modèle d'analyse suivant, qui intègre toutes les représentations attachées chez eux à cette dichotomie :

On comprendra que le recours à une opposition conceptuelle qui correspond en réalité à un tel nœud gordien de notions entremêlées est aussi contre-productif en formation qu'il est critiquable du point de vue épistémologique.

 

Dans son article de 2009, J.-M. BARBIER tire logiquement, de sa conception des disciplines qui travaillent sur des "champs de pratiques", la conclusion suivante:

 

Par ailleurs le développement de champs de recherche correspondant à des champs de pratiques implique probablement de la part des chercheurs qui s’engagent dans ce type d’orientation qu’ils comprennent tout l’intérêt qu’ils peuvent avoir, quel que soit le champ privilégié de leurs recherches (éducation, gestion, ergonomie, travail social, communication etc.) à constituer ensemble une communauté scientifique élargie. Qu’ils comprennent aussi, s’ils visent à terme l’intelligibilité de la singularité des actions, que leur rôle propre est peut-être moins de produire des savoirs que des outils générateurs de savoirs.

 

Je reprends entièrement à mon compte cette formule pour la DLC : le rôle de ses chercheurs est "moins de produire des savoirs que des outils générateurs de savoirs". C'est le sens de l'image du "couteau suisse" proposée en son temps par le didacticien suisse René RICHTERICH, et que j'ai repris à mon compte pour en faire le "favicon" de mon site (voir sa présentation sur la page "Accueil").