Ni les connaissances, ni les contacts ne sont en mesure de modifier les stéréotypes interculturels


A propos de: Mathias Delori (Chercheur en relations internationales, Sciences Po), "Les voyages aident-ils à casser les stéréotypes ? Ce que nous apprend l’histoire des échanges de jeunesse franco-allemands"

 

Pendant 10 ans, de 1963 à 1973, L'OFAJ, Office franco-allemand pour la jeunesse, a organisé des rencontres entre plus de 200.000 jeunes français et allemands chaque année. L'objectif, dans le sillage de la réconciliation franco-allemande initiée par De Gaulle et Adenaeur, était d'agir sur les jeunes de ces deux pays pour modifier les représentations interculturelles négatives des uns vis-à-vis des autres. Les enseignements tirés d'une expérience historique d'une telle dimension sont donc précieux. 

 

L'article de Mathias Delori rappelle que dès 1954, une étude du ministère des affaires étrangères françaises concluait que les contacts entre populations ne favorisaent pas la compréhension réciproque, et il en cite le passage suivant:

 

Une des vérifications les plus importantes apportées par ce sondage est la constatation de la faible mesure dans laquelle les opinions exprimées sur la France dépendent de la nature des connaissances de fait acquises sur ce pays. 

 

L'explication, que rappelle Mathias Delori, en est le mécanisme dit de "perception sélective" bien connu des sociologues : lors des contacts, les représentations préalables fonctionnent comme un filtre qui nous fait sélectionner, dans la rencontre, ce qui vient renforcer nos préjugés.

 

Ce n'est pas un hasard si deux des auteurs auxquels j'ai fait appel dans les années 2000 pour la construction de mon modèle des composantes de la compétence culturelle (cf. sur mon site le document 020) sont des sociologues, Claude Bert et Jacques Demorgon (ce dernier précisément longtemps animateur à l'OFAJ), qui tous deux notent que seule l'action commune est susceptible de modifier les représentations (cf. mon article 2011j, chap. 2.2 et 2.3). J'avais invité Demorgon à un colloque que j'avais organisé en février 2005 à l'Université de Saint-Etienne (cf. sa présentation, 2005c), parce qu'il venait de publier un ouvrage intitulé Critique de l'interculturel. L'horizon de la sociologie (Ed. Economica-Anthropos, 2005). Dans son article publié dans les Actes de ce colloque (« Langues et cultures comme objets et comme aventures : particulariser, généraliser, singulariser », Études de Linguistique Appliquée n° 140 octobre-décembre 2005, pp. 395-407, il écrit:

 

La culture est ainsi un véritable complexe. Ceux qui s’y expriment ne la comprennent pas forcément mieux que ceux qui y sont étrangers. Une compréhension supérieure ne peut être obtenue qu’à travers un laborieux travail non seulement d’ordre communicatif mais surtout coopératif et même compétitif, reposant sur l’effectivité des interactions avec autrui en l’accompagnant de la possibilité de contestations mutuelles. (p. 138).

 

Je ne sais pas ce qui est le plus impressionnant, rétrospectivement : que les promoteurs de l'approche interculturelle en didactique des langues-cultures, tant en FLE que pour les langues étrangères enseignées en France, aient ignoré (ou voulu ignorer ?) pendant trois décennies un tel constat avéré (il est vrai qu'il remettait en cause la principale finalité qu'ils assignaient à l'enseignement des langues étrangères) ; ou que, parmi tous les autres didacticiens, très peu de voix, à ma connaissance, ne se soient élevées pendant longtemps pour remettre en cause ou du moins relativiser l'argumentaire en faveur de l'approche interculturelle exclusive. La référence aux valeurs humanistes est certes très légitime, mais elle ne doit servir à masquer des réalités, ni à chercher à imposer ses idées.

 

La leçon est à rappeler, à une époque ou l'Unité des politiques linguistiques du Conseil de l'Europe continue à plaider pour une "éducation plurilingue et interculturelle" en ignorant toutes les critiques. Comme l'écrit dès le début des années 2010 Bruno Maurer dans son ouvrage Enseignement des langues et construction européenne. Le plurilinguisme, nouvelle idéologie dominante (EAC, 2011, cf. mon compte rendu 2012a) :

 

Interculturel, dialogue des cultures, éducation plurilingue sont devenus les maîtres-mots des équipes travaillant sur la didactique des langues. On assiste à une captation de la recherche par une institution politique au service d’un projet politique qui n’a sans doute jamais eu d’égal, du moins dans les sociétés démocratiques, et les chercheurs participent à ce projet d’autant plus aisément qu’il met en avant les valeurs des Droits de l’Homme. (p. 151)

 

L'article de Mathias Delori constitue une nouvelle et salutaire piqûre de rappel contre un discours officiel qui se révèle décidément très résistant aux critiques.

 

Christian Puren